L'entrée dans la #psychose

 

J’ai 53 ans, et un parcours en santé mentale qui remonte à plus de 30 ans. Aujourd’hui bien stabilisée, avec un antipsychotique léger, je ne me réfère plus à une étiquette spécifique, même si, au cours de mon parcours, j’ai été diagnostiquée psychotique (selon les éléments portés dans mon dossier à la Maison départementale des personnes handicapées [MDPH] ou de reconnaissance d’Affection de longue durée [ALD] : « psychose schizophrénique ou dysthymique »), le rétablissement passant aussi pour moi par cette volonté de mettre à distance un diagnostic qui m’a longtemps pesée.

 

Le déclencheur de ma première décompensation, à l’âge de 21 ans, reste encore mystérieux, même trente ans plus tard et après de nombreuses années de psychothérapie. À l’époque, les soignants l’avaient reliée, entre autres, au décès de mon père survenu trois ans et demi auparavant. Décès qui, sur le moment, n’avait pas semblé me traumatiser plus que cela. Certes, il y avait peut-être eu des signes plus insidieux à l’adolescence. J’étais décalée, avec un comportement parfois imprévisible, et difficile à comprendre, j’imagine, par mes proches mais comme beaucoup d’adolescents. J’ai eu des comportements à risques (fugues, prise de cannabis, sexualité) dès mes 13 ans. J’ai connu également une désaffection dans mes études, alors que j’étais très bonne élève jusqu’à 12 ans. Ma mère a éprouvé le besoin de me faire évaluer par un psychologue. J’ai passé des tests, pendant une journée entière, avec des résultats qui ne m’ont jamais été communiqués, mais qui ont, semble-t-il, réussi à la rassurer.

 

À cette époque, tout semblait aller bien dans ma vie. Après mon baccalauréat, j’avais passé une année à Londres, puis de retour en France, poursuivais des études et effectuais parallèlement un travail intéressant sur des films. J’avais une vie sociale et amicale, j’étais autonome, y compris financièrement. Je vivais seule dans une chambre de bonne.

 

À 21 ans, du jour au lendemain, tout a basculé : je suis restée un mois isolée, prostrée, sous une table, dans ma chambre, sans me laver, à manger de la nourriture pour chats (je vivais avec deux félins), et à sortir quasi uniquement la nuit. Je garde très nettement en mémoire auditive et visuelle quelques curieuses rencontres nocturnes, dont j’ignore encore si elles ont été réelles ou le fruit de mon imagination. Je ne me souviens pas avoir dormi pendant ces quelques semaines ni ce que j’ai fait, mon rapport au temps étant déformé. C’est en tout cas l’école qui a prévenu ma mère de mes absences. Hospitalisation en urgence. Et engrenage pendant plusieurs années qui m’ont éloignée d’une vie sociale normale (plusieurs hospitalisations, traitement lourd à l’Haldol ® , Laroxyl ® et d’autres médicaments dont je ne me souviens plus…). Le diagnostic de départ paraissait contradictoire, oscillant entre la maniaco-dépression (mon père ayant été considéré par un médecin comme lui-même bipolaire) et la schizophrénie. Un thymorégulateur (Téralithe ®) ayant alors été ajouté à la prescription, avec ce que cela impliquait à l’époque (prises de sang régulières).

 

Dès cette première hospitalisation, je me suis détachée du monde et de mon environnement immédiat. Sans en avoir forcément la volonté ni la conscience, mais comme dans un réflexe archaïque d’autoprotection. Mutique, catatonique par moments, ne communiquant ni avec ma famille (quand ils étaient autorisés à me voir), ni avec les soignants. J’étais persuadée qu’on cherchait via ces médicaments ou les aliments à m’empoisonner. En réaction, j’ai développé une anorexie, couplée d’une potomanie importante (je buvais une dizaine de litres d’eau par jour), convaincue que l’eau me permettrait de diluer le poison/traitement qu’on avait fini par m’injecter (car je faisais semblant d’avaler les cachets). Je sais que l’un des effets secondaires du Téralithe ® peut être la soif, pour ma part je me souviens de ma « stratégie » active pour boire. Je n’avais en tout cas plus rien à voir avec la jeune adulte dynamique et sociable que j’étais auparavant.

 

Il m’a fallu trois ans pour m’en remettre et reprendre un semblant de vie normale. Trois ans, entrecoupés de quelques séjours en clinique, sans travailler bien sûr ni étudier. Il était alors hors de question de me laisser vivre seule, et j’ai déménagé chez ma mère. Trois ans pour reprendre une vie sociale, étant à cette époque en grandes difficultés pour communiquer, avec quiconque. Pour donner une image, qui m’est apparue évidente après plusieurs années, j’étais déconnectée (comme pourrait l’être un ordinateur), déconnexions neuronales, c’est certain, avec difficultés à retrouver ensuite ce qu’il y avait sur le disque dur. En d’autres termes, il m’a fallu réapprendre beaucoup de choses, notamment au niveau comportemental, comme si j’avais perdu toute compétence sociale. Au risque, par la suite, d’être plus « robotisée » que spontanée, et ce, pendant plusieurs années.

 

La reprise d’un travail, basique tout d’abord (opératrice de saisie), via des missions d’intérim, a été un des éléments essentiels de mon rétablissement, l’ordinateur devenant alors mon meilleur ami (les relations avec les collègues étaient, quant à elles, plus compliquées à gérer). Par la suite, j’ai vécu de longues périodes de stabilisation, mais aussi deux autres décompensations, malgré le traitement. Elles se sont déclenchées là encore de façon très insidieuse (je ne les ai pas vues venir), mais, après coup, je les ai attribuées à un fait d’actualités mortifère (par exemple la guerre du Golfe). Probablement le déplacement d’un autre stress dont je n’avais pas pris conscience.

 

Avec le recul, je suis persuadée que la psychose est multifactorielle. Que le facteur génétique (certes présent dans ma famille) ne suffit pas, et qu’il faut un ou plusieurs événements catalyseurs, et déclencheurs d’un stress qu’on ne sait pas gérer, pour que la maladie se réveille. Multifactorielles ne signifie pas que tous les facteurs ont, pour chacun, le même degré d’importance. Ce qui stresse l’un ne bouleversera pas forcément son voisin, chacun ayant un parcours et un rapport à la vie forcément singulier. Et des défenses elles aussi singulières. Mais il suffit selon moi d’un déséquilibre pour faire basculer tout l’édifice, sans qu’on puisse voir venir le processus. Soi-même comme parfois, malheureusement, les proches, le déni pouvant être contagieux. La difficulté réside aussi dans le fait que, dès lors qu’un processus de méfiance, si ce n’est un sentiment paranoïaque, est enclenché, il devient difficile de communiquer, tout pouvant être interprété négativement, même les mots les plus anodins. Clairement, le rapport aux autres, et à la réalité, n’est plus le même.

 

Les hospitalisations sous contraintes, à la demande d’un tiers, ont été pour moi violentes à vivre, mais compréhensibles après coup (et avec du recul).

 

Aujourd’hui, avec mon parcours, et même si j’ai appris à gérer le stress au plus près (et à identifier ce qui peut le provoquer…), je sais très bien que je ne serais pas encore tout à fait certaine de pouvoir anticiper une rechute. Certains signaux d’alarme peuvent me mettre la puce à l’oreille rapidement, comme des insomnies à répétition (avec l’impression que le cerveau est en surchauffe permanente), un besoin d’isolement important, des difficultés à me mobiliser sur un projet, voire à gérer le quotidien le plus simple (ménage, toilette…), mais aussi parfois une suractivité sans fatigue, une indifférence, voire une froideur affective, un sentiment accru de méfiance envers les autres (alors que je suis normalement d’une nature confiante et ouverte)… Je m’autorise aussi à demander aux quelques rares amis si, parfois, j’interprète mal telle ou telle situation. Dans ce cas-là, il me faut mettre un sentiment de honte de côté.

 

Par ailleurs, la lourdeur des premiers traitements ayant entraîné des problèmes d’amnésie (il y a des années entières dont je n’ai aucune souvenance), et la mémoire étant mouvante, je pense que chacun est amené à reconstruire et réécrire le cours de sa maladie, afin de se retrouver soi-même. Cesser aussi d’être un(e) exclu(e) / inadapté(e) / fou(folle) / monstre… d’une histoire qui nous dépasse et dont on se sent étranger(ère), pour (re)devenir le personnage actif d’une histoire réelle, factuelle et pour le coup vraiment personnelle, et que surtout on accepte. Même s’il reste quelques idées, certitudes, impressions, flashs, et bribes d’anecdotes douloureuses que je m’efforce de ne pas ramener à ma conscience, tout en sachant pertinemment qu’ils sont là, cachés, à côté, toujours présents. Comme un virus enrayé mais qui peut redémarrer à tout moment.

 

Le réel, dans ce qu’il peut être vécu de plus prosaïque, est aussi très important pour s’ancrer, et tenir à distance certaines choses. Même s’il en devient impitoyablement raisonnable, l’ennui apparent du pondéré a aussi ses vertus.

 

Je ne prétendrais pas être complètement sortie d’affaire, même si je me considère très bien stabilisée, et que je me sens, à ce jour, appartenir à une histoire, mon histoire, ce qui est aussi selon moi un excellent indicateur d’un processus de rétablissement. Le parcours pour aller mieux peut être parfois très long, et il faut s’armer de patience et apprendre à vivre « au jour le jour », pas à pas, en savourant les petites victoires. Accepter aussi que la vie soit mouvante, et que l’on évolue en permanence, sans chercher à se comparer aux autres. Ce qui peut être – et reste souvent – le parcours de toute une vie.

 

 

 

 

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Commentaires: 17
  • #1

    gilles simard (mercredi, 18 mai 2016)

    C'est un très beau témoignage, très complet qui pourrait servir de base à une belle histoire de rétablissement, sous forme d'un livre. Pensez-y!

  • #2

    nath (mercredi, 18 mai 2016 21:39)

    magnifique, merci.

  • #3

    Bilulu (jeudi, 19 mai 2016 16:52)

    Merci et bravo pour votre courage!

  • #4

    poca (mardi, 24 mai 2016 21:42)

    Très bien écrit ... une belle illustration des difficultés rencontrées en phase de dépression ...les insomnies les pertes de répères la méfiance l incompréhension ..merci

  • #5

    SolUsagersPsy (mercredi, 25 mai 2016 16:09)

    Merci pour vos commentaires :-)

  • #6

    Nadine (vendredi, 27 mai 2016 22:38)

    Merci pour cette lueur d espoir

  • #7

    SolUsagersPsy (jeudi, 09 juin 2016 10:51)

    Merci Nadine ;-)

  • #8

    Jacques Lauzel (mercredi, 30 octobre 2019 07:47)

    Bien observé, précis, clair, courageux, utile aux autres... et à vous. Jacques Lauzel

  • #9

    Nathalie (mercredi, 30 octobre 2019 08:24)

    Merci pour ce témoignage très poignant .

  • #10

    Florent (mercredi, 30 octobre 2019 08:45)

    Très bien écrit c'est un témoignage plein de lucidité qui doit pouvoir être communiqué à d'autres
    L'écriture d'un livre pourrait vous permettre d'aller de l'avant en laissant une trace de ce parcours "tout en" résilience

  • #11

    Galeau (mercredi, 30 octobre 2019 10:04)

    Merci.
    Mais êtes-vous sûr que c’est de psychose qu’il s’agit dans votre cas?
    Le doute est permis compte tenu de votre texte...
    Bon courage.

  • #12

    SolUsagersPsy (mercredi, 30 octobre 2019 11:04)

    Bonjour Galeau,

    J'ai dépassé le stade où le diagnostic importait, et je ne cherche plus à le valider ou à l'annuler. Je sais que les neuroleptiques me soulagent pour certains symptômes, notamment les positifs (hallucinations, délires, voix…). Après, que le diagnostic de schizophrénie (établie dans les documents administratifs notamment) soit posé n’est plus mon problème. Mon approche est maintenant beaucoup plus pragmatique, faire en sorte d’aller le mieux possible par toutes les ressources possibles et variées (traitement certes, mais pas que : psychothérapie de soutien, ressources internes personnelles, soutien de proches, outils d’auto-support, engagement personnel militant…).

  • #13

    richard abibon (mercredi, 30 octobre 2019 11:24)

    • Richard Abibon je vous remercie pour ce témoignage. il met en lumière en effet les errements du diagnostic, qui n'ont pas empêché les traitement médicamenteux non souhaités.
    « Le diagnostic de départ paraissait contradictoire, oscillant entre la maniaco-dépression (mon père ayant été considéré par un médecin comme lui-même bipolaire) et la schizophrénie ».

    • je retiens ce passage : "J’étais persuadée qu’on cherchait via ces médicaments ou les aliments à m’empoisonner. En réaction, j’ai développé une anorexie, couplée d’une potomanie importante (je buvais une dizaine de litres d’eau par jour), convaincue que l’eau me permettrait de diluer le poison/traitement qu’on avait fini par m’injecter (car je faisais semblant d’avaler les cachets). Je sais que l’un des effets secondaires du Téralithe ® peut être la soif, pour ma part je me souviens de ma « stratégie » active pour boire"

    en effet lorsqu'on impose un traitement à quelqu'un au lieu de solliciter son adhésion, le médicament apparait légitimement comme un poison. La stratégie que vous avez employée pour vous en défendre est parfaitement logique. j'avais appris dans les études que la potomanie était un symptôme , mais personne ne m'avait jamais donné l'explication que vous en donnez pour la bonne raison qu'en psychiatrie, personne n'écoute, puisque les psychiatres sont persuadés d'avoir raison et de sauver les gens malgré eux.

    • je note aussi ceci : "la lourdeur des premiers traitements ayant entraîné des problèmes d’amnésie (il y a des années entières dont je n’ai aucune souvenance), et la mémoire étant mouvante, je pense que chacun est amené à reconstruire et réécrire le cours de sa maladie, afin de se retrouver soi-même". C'est le genre de remarque qui me fait me demander si une grande partie de la maladie n'est pas en fait une conséquence des médicaments.

    • je note encore : "Cesser aussi d’être un(e) exclu(e) / inadapté(e) / fou(folle) / monstre… d’une histoire qui nous dépasse et dont on se sent étranger(ère), pour (re)devenir le personnage actif d’une histoire réelle, factuelle et pour le coup vraiment personnelle, et que surtout on accepte." Cesser aussi d’être un(e) exclu(e) / inadapté(e) / fou(folle) / monstre… d’une histoire qui nous dépasse et dont on se sent étranger(ère), pour (re)devenir le personnage actif d’une histoire réelle, factuelle et pour le coup vraiment personnelle, et que surtout on accepte."
    ben voui, mais quand le système psychiatrique vous rend passive en pensant à votre place, en n'écoutant rien de votre histoire personnelle, ce n'est pas fait pour aider.

    • et enfin "le rétablissement passant aussi pour moi par cette volonté de mettre à distance un diagnostic qui m’a longtemps pesée."
    j'approuve vigoureusement.

  • #14

    Trotel (jeudi, 31 octobre 2019 08:31)

    Témoignage courageux.
    La difficulté réside pour une part dans un diagnostic hésitant au départ ...

  • #15

    psy.ernoult@gmail.com (jeudi, 31 octobre 2019 08:47)

    Vous vous analyser d'une façon très réaliste, la leçon a tirer de votre histoire c'est pourquoi autant de vide dans les établissements psychiatriques, ce serait bien que les patients puissent continuer à étudier dans ces moment là de leur vie.

  • #16

    Maya (vendredi, 01 novembre 2019 08:32)

    Merci pour ce témoignage qui éclaire un peu plus un vécu difficile a faire comprendre et les difficultés que rencontrent les personnes.

  • #17

    Isabelle ALBIOL (vendredi, 01 novembre 2019 10:15)

    Bonjour parcours détaillé et précis. M a renvoyée au mien magnaco dépressive déclarée à 54 ans stabilisation a pris plusieurs années. Liens sociaux rompus tente de retisser. Prenez soin de vous et merci