Porteur d’étoiles


Hommage à mon père… et réflexion personnelle sur la psychose maniaco-dépression

Mon père, né en 1920, a eu un coup de foudre pour ma mère boulevard Saint Michel en 1945 quand il l’a vu marcher dans la rue. Il venait d’être libéré par l’armée américaine d’une prison allemande, avait rejoint la cohorte des déportés au Lutétia, et était probablement un peu livré à lui-même, sans but. Et il a su ensuite la séduire par son originalité, sa créativité, sa curiosité, sa fantaisie (avec lui, elle avait l’impression de découvrir plein de choses) alors qu’elle avait bien d’autres prétendants, bien plus beaux et séduisants que lui, mais avec qui elle finissait par s’ennuyer... sauf que… dans la vie de tous les jours, ce fût après une autre paire de manche. Pas sûre en effet qu’il était fait pour être marié et encore moins père : absent (mentalement quand ce n'était pas physiquement), oubliant certains détails (je passe les oublis d’anniversaires ni le fait qu’il ignorait toujours dans quelle classe mon frère et moi nous étions), décalé par rapport aux règles (ayant été moi-même arrêtée pour vandalisme à l’âge de 11 ans, avec deux autres copines, c’est le seul père qui est arrivé très en retard au commissariat, au milieu de la nuit (le téléphone ayant été mal raccroché...), le sourire aux lèvres, ne m’engueulant aucunement, m’invitant au contraire à dîner dans un resto de nuit, parce que je devais mourir de faim après toutes ces longues heures d’attente… les flics l’ont regardé, abasourdis !), anticonformiste sans le chercher, capable de tout lâcher sur une idée subite. Je passe les détails sur ses expériences professionnelles : il a été créatif dans la pub, jusqu’à créer sa propre agence, qui a périclité à cause non pas de ses idées, qui étaient originales, mais à cause de trop grands risques financiers… car, effectivement, c’était un très mauvais gestionnaire - plus rigolos : chercheur de trésor (avec un bateau), journaliste (mais celui, pragmatique, qui parle de ce qu’il vit concrètement : je me souviens par exemple avoir lu un de ses articles sur les fumeries d’opium à Paris qu’il avait bien sûr expérimentées…), auteur de polars (sous pseudo), caricaturiste (sous pseudo), inventeur (de gadgets tous plus farfelus les uns que les autres, il faut dire qu’il adorait James Bond : ma mère en a testé, puis jeté des objets improbables… rien qu’en vacances l’été, sur la plage, ses fauteuils gonflables fluorescents très design envahissaient la cabine de plage, et ne passaient pas inaperçus, etc. Avec, effectivement, une difficulté à mener les projets à terme car très vite, un nouveau projet le sollicitait.

 

Très polyvalent et doué en plein de choses (y compris en activités artistiques : il écrivait, dessinait, peignait… tout cela avec un bon niveau), mais trop dilettante, et incapable de mener à terme un projet. Autodidacte (il était étudiant en médecine quand il a été arrêté en 1940 par la gestapo, mais n’a jamais repris ses études après la guerre), et très cultivé, mais de cette culture typiquement autodidacte lié à une forte curiosité et à un besoin insatiable de découvrir des nouveaux « chemins de traverses ». Inutile de préciser qu’il a été très rarement salarié - une fois, pendant 8 ans, pour le leader des pneus en France, mais en situation d’expatriation en Afrique, au Mali : et comme le bonhomme articulé sur sa voiture l’avait placé malgré lui dans le rôle d’un sorcier blanc, je crois qu’il a vécu là-bas des expériences fort amusantes. Il avait aussi beaucoup de mal à respecter la hiérarchie, non pas d’ailleurs par refus recherché des règles, mais bien parce qu’il était lui-même très décalé. Les règles, il n'avait à mon avis même pas conscience qu'elles existaient.

 

Egalement gros fumeur (3 paquets/jour), après avoir expérimenté d'autres drogues (par curiosité). Besoin de stimuli en permanence, qui l’ont poussé aussi à beaucoup voyager, voire à s’expatrier plusieurs fois (alors qu’il avait une famille à côté). Et dans les faits, une insécurité financière qui a mis souvent en péril la famille (ma mère a demandé secrètement une séparation pour cette raison, sachant qu’il ne vivait pratiquement jamais à la maison quand il était en France, car elle en avait marre d’avoir des mauvaises surprises style saisies sur salaires et/ou visites d’huissiers à cause d’affaires parfois douteuses de son mari). Pourtant, capable de gagner beaucoup d’argent sans aucun réflexe de le paupériser (argent qu’il dépensait allègrement de façon là encore farfelue : style, une année à vivre au Lutétia dans une suite, le lieu symboliquement ayant sûrement son importance…), et d’en perdre tout autant.

 

Je n’ai jamais su s’il était un incorrigible optimiste, ou si ce comportement traduisait quelque chose de plus sombre (refus de l’ennui, voire de la dépression, qu’il avait probablement connu en tant que déporté très jeune). Des psychiatres, sans l’avoir rencontré, mais par les éléments que ma mère a donnés, en ont déduit qu’il était sûrement maniaco-dépressif. Et l'un en a déduit aussi, à ma première décompensation, que je l'étais moi-même (suite au fait qu'il était convenu par la famille que j'étais le portrait craché de mon père). Alors que par la suite, le diagnostic de psychose schizophrénique a été préféré en ce qui me concerne. C’est lui qui m’a montré très tôt comment lire rapidement (en diagonal) un livre sans rien perdre de l’essentiel, sachant qu’il lisait toujours plusieurs livres à la fois (j’ai gardé aussi cette habitude). Et m'a sensibilisée très tôt au cinéma, à la poésie (pour le coup, il connaissait des centaines de poème par cœur), et à l'astronomie (je me souviens d'une nuit entière où il m'a raconté les étoiles). Et pour la petite anecdote « people », c'était un grand copain à Jean Yanne (dont la compagne de l’instant nous gardait, parfois, enfants), avec qui il partageait des expériences cocasses et potaches.

Pour moi, l’hyperactivité, ce besoin de stimulii permanent, cet enthousiasme créatif… qu’on regroupe sous l’appellation « phase maniaque », est souvent une fuite en avant liée à une peur (inconsciente) du vide et de la mort. Dans le cas de mon père, même s’il n’en parlait pas (les infos, je les ai trouvées sur internet où une page lui est dédiée sur un site consacré à la résistance), je crois qu’il a été très marqué par ce temps d’attente suspendue qu’il a vécu pendant la guerre. En tant que résistant et condamné « pour haute trahison », il a été considéré comme déporté politique et a été notamment placé dans une cellule isolée d’une prison allemande, dans un lieu spécifique, une sorte de couloir de la mort, où planait la menace de l’exécution qui pouvait survenir à n’importe quel moment. Il fallait donc attendre, prendre son mal en patience, dans un temps suspendu qui n’avait sûrement rien de sécurisant. Un de ses camarades de résistance m’avait dit qu’il avait très mal vécu cette période, qui ne lui a pas permis de vivre la guerre de visu, sauf peut-être en juin 1945, car il avait réussi, avec d’autres camarades, à s’emparer de la prison la veille de l’arrivée des américains. Toujours selon cet ami, il aurait préféré batailler toutes ces années sur le terrain, se confronter physiquement aux autres. Tout sauf cet emprisonnement qui n’en finissait pas. On dit souvent que la mort de chacun lui ressemble. Dans son cas, il s’est arrangé pour décéder quelques semaines avant ses 60 ans (l’âge légal à l’époque de la retraite), d’une rupture d’anévrisme. A force de surchauffe, le cerveau a dû péter ! Dans son cas, j’imagine qu’il aurait mal vécu la retraite (même s’il aurait sûrement continué à être très actif), en tout cas ce que cela représentait symboliquement, comme il ne supportait pas de passer plus de quelques jours de vacances avec nous (il lui fallait toujours être en partance, mentalement ou physiquement). J’ai eu un ex qui me fait penser à lui, au même type de fonctionnement. Qui n’arrivait à dormir la nuit que quelques heures. A la condition expresse que la TV soit allumée (qu’il y ait un bruit de fond), car paradoxalement, le bruit lui permettait de s’apaiser. Très hyperactif lui-aussi (il travaillait comme journaliste de cinéma, pour le compte de plusieurs employeurs, Canal+, Mad Movies, d'autres journaux encore, adorait les films de genre, films d’horreur et polars), très créatif, avec un style très pimenté. On a su après sa mort (à 34 ans), qu’il était porteur du sida (hémophile contaminé), ce qu’il n’a jamais confié à quiconque, j’imagine pour ne pas créer un biais dans la relation ; or, j’ai toujours senti l’angoisse qui montait au milieu de la nuit, il fallait repousser le silence, le sommeil, et être toujours actif, s’occuper, vigilant donc. Face à la mort qui avançait.

 

Après, une psychose schizophrénique peut aussi entraîner une suractivité peu naturelle, forcée, avec un emploi du temps occupationnel intense, ce que j'appelle aussi une fuite en avant, alternée avec une sorte d'état léthargique mortifère où prédominent des symptômes dits négatifs (mais où le cerveau continue, malgré tout, à chauffer, mais d'idées noires et de vides angoissants alors qu'on voudrait l'éteindre à jamais) - dans cet état, je suis alors moi-même incapable de lire, même dix lignes. Ces deux états se ressemblant, pour moi, paradoxalement beaucoup... comme les deux faces d’une même pièce de monnaie, l’un n’allant pas sans l’autre. Et d’ailleurs, puisque l’époque est au neuronal, est-ce qu’on ne pourrait pas penser qu'une décompensation psychotique ne serait pas un dysfonctionnement provoqué à cause d'une surchauffe neuronale, tout simplement ? Sauf que cela ne donne pas vraiment la réponse à la question du « Pourquoi »…

 

Par ailleurs, et je rejoins là encore mon père dans ce qu’il a pu me dire, j’ai l’impression, depuis toute petite, de faire partie prenante de l’univers, comme un vecteur, un « médium » qui capterait ce qui se passe dans le monde. La seule fois où j’ai senti, malgré mes 10 ans, que mon père était vivant, c’est quand il m’a expliqué le ciel et ce que cela lui faisait ressentir. Je me demande aussi au fond si mon accès aux différents stades de construction de l’enfant (et je pense notamment au « stade du miroir », cette étape structurante, vers un an, où l’enfant devient capable de se reconnaître dans l’image de lui reflétée par un miroir, ce qui lui permet de se construire un « moi » par identification à une image extérieure), n’ont pas merdé, et empêché de me construire une individualité propre, qui me permettrait notamment de me sentir partie prenante de ma propre histoire, et non une observatrice détachée, voire perplexe. Je me suis toujours dit que j’étais bien plus douée pour vivre les « extrêmes » (la naissance, la fin de vie), comme si je les avais d’ailleurs déjà vécus, comme les tout petits bébés qui fonctionnent naturellement et avec aisance en adualisme avec leur environnement, et comme ceux qui sentent qu’ils vont mourir et qui sont déjà « ailleurs », avec cette évidence de faire partie prenante de l’univers, comme une minuscule particule mais qui « sait » quand même qu’elle appartient à un Tout – plus douée pour ce fonctionnement transcendantal quelque part que pour « vivre » tout court... au quotidien, et que toute la partie intermédiaire (l’enfance, l’adolescence, la vie adulte) ne me concerne.ait pas vraiment, au fond. 

Mon père a vécu cinq années intenses (1940-1945) où le temps suspendu et déformé oscillait en permanence entre la vie et la mort, et c'est aussi cette présence impalpable de la mort qui fait l'intensité de la vie... et je crois qu’à partir de là, il n’a plus jamais été vraiment concerné par ce qui lui arrivait, même si son enthousiasme et hyperactivité souvent débordants pouvaient donner l’impression inverse. La perplexité face au monde peut selon moi générer paradoxalement un comportement d’apparente implication, mais qui n’est qu’au fond qu’une manière de meubler le temps d’attente vers la destination finale, inexorable, qu’est la mort.

 

 

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Commentaires: 7
  • #1

    Coulom (jeudi, 07 mars 2024 17:03)

    Témoignage très émouvant et lucide de ton père qui a beaucoup compté pour toi.

  • #2

    FredOn (jeudi, 07 mars 2024 20:20)

    Chouette transcription très parlante pour ceux qui le vivent de l'intérieur

  • #3

    Caro (vendredi, 08 mars 2024 03:49)

    Personnage fascinant digne d’un roman !
    Magnifique hommage à ton papa, bravo Cat.
    Caro.

  • #4

    Solidarités Usagers Psy (vendredi, 08 mars 2024 10:07)

    (Laugh Track)

    Losing my momentum, losing my mind
    Not enough to mention, not enough time
    I can't even say what it's about
    All I am is shreds of doubt

    And you don't know how to deal with me
    You don't know how that feels
    It all comes apart so easily
    And you're running out of ideas

    Everything melted in less than a week
    Watching you felt like forever
    The lights started dimming and then they went out
    Heaven came down like a blanket

    I can't even say what it's about
    All I am is shreds of doubt

    So turn on the laugh track
    Everyone knows you're a wreck
    You're nevеr this quiet, your smile is cracking
    You just haven't found what you'rе looking for yet

    Turn on the laugh track
    We'll see if it changes the scene
    Maybe this is just the funniest version
    Of us that we've ever been

    I think our feet are gonna slip
    I think our hands are gonna shake
    I think our eyes are gonna cry
    I think our hearts are gonna break

    Maybe we'll never lighten up
    Maybe this isn't gonna quit
    I think it's never coming back
    Maybe we've always been like this

    So turn on the laugh track
    Everyone knows you're a wreck
    You're never this quiet, your smile is cracking
    You just haven't found what you're looking for yet

    Turn on the laugh track
    We'll see if it changes the scene
    Maybe this is just the funniest version
    Of us that we've ever been

    I think our feet are gonna slip
    I think our hands are gonna shake
    I think our eyes are gonna cry
    I think our hearts are gonna break

    Maybe we'll never lighten up
    Maybe this isn't gonna quit
    I think it's never coming back
    Maybe we've always been like this

    I think our feet are gonna slip
    I think our hands are gonna shake
    I think our eyes are gonna cry
    I think our hearts are gonna break

    So turn on the laugh track
    Everyone knows you're a wreck
    You're never this quiet, your smile is cracking
    You just haven't found what you're looking for yet

    Turn on the laugh track
    We'll see if it changes the scene

    (The National / Matt Berninger Feat Phoebe Bridgers)

  • #5

    Solidarités Usagers Psy (vendredi, 08 mars 2024 10:08)

    Perdre mon élan, perdre la tête
    Pas assez pour en parler, pas assez de temps
    Je ne peux même pas dire de quoi il s'agit
    Tout ce que je suis, ce sont des lambeaux de doute

    Et tu ne sais pas comment gérer ça
    Tu ne sais pas ce que ça fait
    Tout se désagrège si facilement
    Et tu es à court d'idées

    Tout a fondu en moins d'une semaine
    Te regarder semblait durer éternellement
    Les lumières ont commencé à s'atténuer, puis se sont éteintes
    Le ciel est descendu comme une couverture

    Je ne peux même pas dire de quoi il s'agit
    Tout ce que je suis, ce sont des lambeaux de doute

    Alors allume la bande-son de rires
    Tout le monde sait que tu es un désastre
    Tu n'es jamais aussi silencieux, ton sourire se fissure
    Tu n'as tout simplement pas encore trouvé ce que tu cherches

    Allume la bande-son de rires
    Voyons si ça change la scène
    Peut-être que c'est simplement la version la plus drôle
    De nous que nous ayons jamais été

    Je pense que nos pieds vont glisser
    Je pense que nos mains vont trembler
    Je pense que nos yeux vont pleurer
    Je pense que nos cœurs vont se briser

    Peut-être que nous ne nous détendrons jamais
    Peut-être que ça ne va pas s'arrêter
    Je pense que ça ne reviendra jamais
    Peut-être que nous avons toujours été comme ça

    Alors allume la bande-son de rires
    Tout le monde sait que tu es un désastre
    Tu n'es jamais aussi silencieux, ton sourire se fissure
    Tu n'as tout simplement pas encore trouvé ce que tu cherches

    Allume la bande-son de rires
    Voyons si ça change la scène
    Peut-être que c'est simplement la version la plus drôle
    De nous que nous ayons jamais été

    Je pense que nos pieds vont glisser
    Je pense que nos mains vont trembler
    Je pense que nos yeux vont pleurer
    Je pense que nos cœurs vont se briser

    Peut-être que nous ne nous détendrons jamais
    Peut-être que ça ne va pas s'arrêter
    Je pense que ça ne reviendra jamais
    Peut-être que nous avons toujours été comme ça

    Je pense que nos pieds vont glisser
    Je pense que nos mains vont trembler
    Je pense que nos yeux vont pleurer
    Je pense que nos cœurs vont se briser

    Alors allume la bande-son de rires
    Tout le monde sait que tu es un désastre
    Tu n'es jamais aussi silencieux, ton sourire se fissure
    Tu n'as tout simplement pas encore trouvé ce que tu cherches

    Allume la bande-son de rires
    Nous allons voir si la scène change

  • #6

    Christine C. (vendredi, 08 mars 2024 16:02)

    Un portrait ciselé de ton père où ta présence est si forte que l'on pourrait le qualifier d'un portrait conjoint, mêlé, tendre et lucide, sans complaisance mais assurément beaucoup de tendresse.

  • #7

    florence (dimanche, 10 mars 2024 18:14)

    tres bel hommage